Les marchés mondiaux ont dû composer avec une avalanche de nouvelles, du resserrement des politiques monétaires des banques centrales aux données sur l'emploi qui paraissent meilleures qu’elles ne le sont en réalité, en passant par les craintes grandissantes d'un dépassement du plafond de la dette américaine. Analysons tout cela un peu plus en profondeur.
Le resserrement des politiques monétaires des banques centrales s’est poursuivi
La semaine dernière, les banques centrales nous en ont fait voir de toutes les couleurs, à commencer par une annonce surprise et des propos plus déroutants qu’éclairants.
- Australie. Tout d’abord, la Banque de réserve d’Australie a surpris les marchés en procédant à une hausse de taux de 25 points de base et a laissé entendre que d’autres hausse de taux étaient à prévoir, affirmant qu’elle devrait peut-être « resserrer davantage les conditions de crédit » pour que l’inflation revienne à sa cible dans un « délai raisonnable ».1 On s’attend à ce que la Banque de réserve de Nouvelle-Zélande augmente elle aussi ses taux plus tard ce mois-ci.
- États-Unis. Puis, le Federal Open Market Committee a relevé les taux de 25 points de base. Même si cette hausse était attendue, le président du conseil de la Réserve fédérale, Jay Powell, a fait des déclarations quelque peu déroutantes à sa conférence de presse. D’une part, il a déclaré ceci : « Nous n’avons pas pris de décision aujourd’hui à savoir si une pause était de mise ». Et, du même souffle, il a dit ceci à propos de la fin du cycle de resserrement : « nous nous rapprochons du but et nous y sommes peut-être arrivés ». Il a ajouté ceci : « Je crois que nous avons parcouru un bon bout de chemin assez rapidement » et « Nous pouvons nous permettre d’examiner les données et de bien évaluer la situation ».2 À mon avis, cela ressemble à une pause conditionnelle de facto, ce qui signifie qu’il en faudrait beaucoup pour que la Fed intervienne et procède à d’autres hausses de taux. Cela signifie par le fait même qu’il faut s’attendre à une forte volatilité des marchés à court terme, car les données seront examinées encore plus attentivement à partir de maintenant, en particulier les données sur l'inflation. (Pour en savoir plus : La « pause conditionnelle » de la Fed semble avoir débuté)
- Europe. La Banque centrale européenne a elle aussi relevé ses taux de 25 points de base. Cependant, la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a clairement indiqué que la zone euro est dans une position différente de celle des États-Unis : « Nous avons encore du chemin à parcourir et nous ne pouvons pas nous arrêter, c’est clair et limpide. »3
Le secteur tertiaire se porte bien, mais le secteur manufacturier en arrache
Dans de nombreux endroits autour du monde, nous avons observé une tendance similaire ces derniers mois et elle s'est poursuivie en avril : l'activité est forte dans le secteur tertiaire, tandis que le secteur manufacturier tourne au ralenti.
- États-Unis. En avril, l’indice composé des gestionnaires en approvisionnement (PMI) du secteur tertiaire compilé par l’Institute of Supply Management (ISM) se chiffrait à 51,9 points et demeurait en territoire expansionniste. De son côté, l’indice PMI manufacturier de l’ISM s’établissait à 47,1 points en avril, ce qui le place nettement en territoire de contraction, bien qu’on note une amélioration par rapport au mois de mars. Il convient de noter que le sous-indice des nouvelles commandes du secteur manufacturier s'améliore aussi, mais reste faible.4
- Europe. Les indices PMI de la zone euro en avril montrent que la disparité persiste entre le secteur manufacturier et tertiaire; l’indice PMI manufacturier est en contraction à 45,8 points, tandis que l'indice PMI du secteur tertiaire est en expansion à 56,2 points, contre 55,0 points en mars.5
- Chine. Les indices PMI officiels de la Chine en avril montrent que le secteur manufacturier se situe à un niveau étonnamment bas de 49,2 points, contre 51,9 points le mois précédent, tandis que l’indice PMI non manufacturier se chiffre à 56,4 points contre 58,2 points en mars.6 De même, l’indice PMI Caixin du secteur manufacturier de la Chine s’élevait à 49,5 points et celui du secteur tertiaire s’est fixé à 56,4 points.7 Le dynamisme du secteur tertiaire de l'économie chinoise a été mis en évidence par les résultats de la semaine d’or. Ce congé de cinq jours a été marqué par une forte augmentation des revenus du tourisme intérieur; ils se chiffraient à 101 % du niveau d'avant la pandémie.8 Certains doutent de la viabilité des fortes dépenses de consommation chinoises dans le secteur tertiaire, mais après des mesures de confinement qui ont duré plusieurs années, je soupçonne qu’il y a encore beaucoup de demande refoulée.
Les données sur l'emploi demeurent relativement bonnes, mais il faut analyser les détails
Nous avons eu de bonnes nouvelles en matière d'emploi, mais les détails indiquent que la situation n'est pas aussi reluisante que ce que les manchettes nous laissent entendre.
- Canada. Le rapport d’avril sur l'emploi au Canada a montré que 41 000 emplois nets ont été créés. Cependant, la hausse provient surtout d'emplois à temps partiel.9
- États-Unis. Le rapport sur l'emploi aux États-Unis révèle que 253 000 emplois ont été créés, ce qui est largement supérieur aux 185 000 emplois attendus. Cependant, il y a eu une forte révision à la baisse des données des deux mois précédents qui totalisaient 149 000 emplois.10
L'inflation reste élevée, mais on note quelques signes d'amélioration
- Le rapport d’avril sur l'emploi aux États-Unis montre une légèrement augmentation de la croissance des salaires. Le salaire horaire moyen a augmenté de 4,4 % sur douze mois, en hausse par rapport au rythme révisé de 4,3 % en mars.10 Le salaire horaire moyen au Canada est demeuré élevé à 5,2 % sur un an, bien qu'il s'agisse d'une amélioration par rapport à l’augmentation de 5,3 % sur un an enregistrée en mars.9 En outre, l’estimation préliminaire de l'inflation de la zone euro pour avril s'établit à 7,0 % sur un an, contre 6,9 % en mars.11 La bonne nouvelle est que l'inflation de base a reculé à 7,3 % sur un an, contre 7,5 %.11 Ces chiffres sont encore très élevés et même si chaque point de données n'évolue pas dans la bonne direction, la tendance générale est à la baisse.
- De bonnes nouvelles sont venues de l'enquête auprès des consommateurs de la Fed de New York, qui a révélé que les anticipations d’inflation sur un an se sont modérées en avril. Malheureusement, les anticipations d'inflation sur trois et cinq ans ont augmenté mais, comme les anticipations d’inflation, elles évoluent en dents de scie et sont imparfaites, mais ont amorcé une tendance générale à la baisse.12
Les conditions de crédit se sont resserrées
Par suite de l’éclatement de la mini-crise bancaire au début de l’année, les conditions de crédit se sont resserrées et risquent de se resserrer encore plus. La Senior Loan Officer Opinion Survey de la Fed (enquête menée auprès des responsables du crédit des banques) d’avril révèle que « les banques prévoient resserrer les conditions de crédit de toutes les catégories de prêts jusqu’à la fin de 2023, invoquant une détérioration attendue de la qualité du crédit et des valeurs des garanties, une diminution de la tolérance au risque et des inquiétudes concernant les coûts de financement bancaires, les liquidités et les sorties de fonds ».13
La conjoncture est visiblement plus difficile pour les prêts (bien que l’avantage soit que le resserrement des conditions de crédit augmente les probabilités que la Fed n’ait pas à revenir sur sa « pause conditionnelle »). Bien entendu, nous allons suivre de près les conditions de crédit.
Mme Yellen lance un avertissement concernant le plafond de la dette américaine
Je fais des mises en garde depuis un certain temps concernant le risque que l’enjeu du plafond de la dette brise l’économie et les marchés. Or, les marchés sont devenus plus inquiets ces derniers jours. Mon collègue Brian Levitt a souligné que le taux des bons du Trésor américain à 1 mois a récemment bondi parce que les investisseurs sont moins disposés à investir dans des instruments qui arrivent à échéance au moment où le débat risque d’être le plus intense. Cela ne devrait surprendre personne puisque, lundi dernier, la secrétaire du Trésor américain, Janet Yellen, a averti que les États-Unis pourraient manquer d’argent pour payer leurs factures d’ici le 1er juin si le Congrès n’augmente ou ne suspend pas le plafond de la dette. Comme il y a de nombreuses variables dans ce calcul, nous allons surveiller les détails de près.
Inutile de préciser que le jour X, date à laquelle les États-Unis vont manquer d’argent si le plafond de la dette n’est pas relevé, pourrait tomber après le 1er juin; nous en saurons davantage lorsque l’IRS va évaluer les recettes fiscales accumulées jusqu’à présent et fait des projections sur les recettes futures. Il pourrait également y avoir une prolongation à court terme, ce qui pourrait repousser le jour X à la fin de l’été ou à l’automne 2023.
À court terme, cela pourrait entraîner une baisse de la notation de la dette publique américaine, comme ce fut le cas en 2011 — cet événement avait secoué les marchés, fait chuter les cours des actifs à risque et augmenter la demande des valeurs « refuges » comme les bons du Trésor et l'or.
Et, parce que le gouvernement fédéral donnerait fort probablement la priorité au service de la dette américaine au cas où le jour X tomberait avant le relèvement du plafond de la dette, cela signifierait soit un retard, soit une interruption de certains paiements tels que les prestations de sécurité sociale et les salaires des militaires, ce qui pourrait causer énormément de tort à l’économie américaine.
J’espère le meilleur, mais je m’attends au pire; mes collègues, les experts en politique publique Andy Blocker et Jennifer Flitton, pensent que nous allons être témoins du débat sur le plafond de la dette le plus féroce à ce jour. Au bas mot, on doit s’attendre à une volatilité accrue des marchés face à l’incertitude jusqu’à ce que le plafond de la dette ait été relevé.
Des craintes subsistent à l’égard de plusieurs risques
Autres nouvelles :
- Les craintes entourant les actions bancaires américaines ne se sont pas complètement apaisées, mais se limitent aux banques régionales. Les cours boursiers des banques subissent de fortes pressions à la baisse depuis des semaines. (Pour en savoir plus : Après l’effondrement de la First Republic, l'heure est aux décisions à la Fed)
- Les craintes de récession ont encore augmenté récemment parce que les investisseurs ont peur que le resserrement marqué de la politique monétaire de la Fed provoque une récession aux États-Unis. La courbe des taux des bons du Trésor américain de 3 à 18 mois s’est inversée comme jamais depuis 1981.14
- L'inversion de la courbe des taux de 2 à 10 ans a énormément diminué depuis que la mini-crise bancaire a atteint son paroxysme en mars, mais elle reste encore passablement inversée.15 Cette diminution s’explique en grande partie par la chute des taux des bons du Trésor américain à 2 ans depuis le début de mars. Les marchés anticipent des baisses de taux dans un avenir rapproché, probablement en raison de la détérioration de l’économie américaine causée par les hausses de taux, le resserrement des conditions de crédit et les craintes que le gouvernement ne parvienne pas à relever le plafond de la dette publique à temps.
- La pandémie est officiellement terminée. La semaine dernière, l’Organisation mondiale de la santé a déclaré que la COVID-19 n’est plus une pandémie mondiale. Le monde a longtemps fonctionné comme si la pandémie était terminée, mais cette annonce marque la fin officielle d’une époque. C’est aussi un rappel : le problème que nous percevions à un moment donné comme le plus grand risque pour l’économie et les marchés ne se pose plus, tout comme les plus grands risques actuels seront un jour chose du passé. Ça va passer, ce n’est qu’une question de temps.
À surveiller : je m’attends à ce que les investisseurs tournent leur attention aux données sur l’inflation aux États-Unis et plus particulièrement à l’indice des prix à la consommation qui sera rendu public plus tard cette semaine.
Rédigé en collaboration avec Paul Jackson, Brian Levitt, Andy Blocker et Jennifer Flitton