Ceux et celles qui m'ont entendu dans le cadre d’une présentation ces derniers mois se souviennent peut-être que l'une des premières diapositives comporte une citation toute simple qui se lit comme suit :
« Les banques centrales du monde entier ont augmenté les taux d’intérêt cette année avec un degré de synchronisation jamais observé au cours des cinq dernières décennies… »
Cette citation est extraite d’une lettre publiée par la Banque mondiale en septembre dernier. Dans cette lettre, la Banque montre à quel point 2022 a été une année capitale, mais surtout horrible pour la plupart des catégories d’actifs, et elle met en lumière les conséquences imprévues qui peuvent résulter d’un resserrement aussi rapide et synchronisé.
Voilà où nous en sommes. La semaine dernière, les déboires de certaines banques américaines se sont poursuivis. Puis des problèmes semblables sont vite apparus en Europe à la banque Credit Suisse. Comme on pouvait s’y attendre, les investisseurs se sont mis à craindre que d’autres banques subissent le même sort et que nous assistions à l’éclatement d’une crise majeure.
Je ne suis pas d'accord et je veux vous faire part des principales raisons d'aborder la situation de manière prudente et constructive, plutôt que d’un point de vue carrément négatif.
1. Il ne s'agit pas d'une crise bancaire systémique
Quelques banques ont été confrontées à des problèmes qui semblent très étroitement liés à leur modèle d’affaires.
- Certaines ont choisi de couvrir le risque de taux d'intérêt de leur portefeuille, tandis que d'autres ne l'ont pas fait, si bien qu’elles ont essuyé des pertes sur investissements.
- Plusieurs banques ont un pourcentage élevé de dépôts qui ne sont pas assurés par la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) et ce serait vraisemblablement elles qui ont subi des retraits des déposants qui craignaient que leur banque n'ait pas suffisamment d’actifs pour couvrir les retraits.
Cependant, ce ne sont que quelques banques qui entrent dans ces deux catégories, c’est-à-dire qu’elles ont essuyé des pertes et qu’elles ont un pourcentage élevé d'actifs qui ne sont pas assurés par la FDIC.
Les écarts de taux soutiennent la thèse selon laquelle seulement quelques rares banques sont confrontées à ces problèmes. Si l’on se fie au risque de crédit escompté par les marchés, les risques qui ont émergé du système financier la semaine dernière sont jusqu'à présent circonscrits à Credit Suisse. Effectivement, au cours de la dernière année, Credit Suisse a presque toujours affiché les écarts de swaps sur défaillance de crédit les plus élevés parmi la liste des institutions financières d'importance systémique établie par le Conseil de stabilité financière. Si l’on se fie à des mesures plus larges des écarts de swaps sur défaillance de crédit entre les banques figurant sur cette liste, les marchés ne perçoivent pas les autres institutions financières comme présentant un risque similaire, d'où le faible risque de contagion.1 Cela ne signifie pas que le problème est entièrement résolu pour autant. Certaines banques auront probablement besoin de plus de capitaux pour maintenir leurs ratios au-dessus des limites réglementaires.
S'il s'agissait d'une crise systémique, la Banque centrale européenne (BCE) n'aurait pas relevé ses taux de 50 points de base la semaine dernière. Ce faisant, la BCE a envoyé le message que tout est sous contrôle.
Il convient de noter que jeudi soir, la Réserve fédérale américaine (Fed) a révélé que 152,9 milliards de dollars avaient été empruntés à son guichet d'escompte, qui consent des prêts pouvant aller jusqu'à 90 jours, et 11,9 milliards de dollars supplémentaires avaient été empruntés à sa nouvelle facilité de crédit, le programme de financement à terme bancaire, qui fournit des prêts dont l’échéance peut aller jusqu'à un an. C'est beaucoup plus que normalement et c'est en fait plus élevé que le pic des emprunts au guichet d'escompte observé pendant la pandémie et la crise financière mondiale.2 Or, First Republic a révélé qu'elle avait emprunté environ 100 milliards de dollars à la Fed. Ainsi, une seule banque représentait l'essentiel des emprunts d'urgence au guichet d'escompte, ce qui confirme le consensus émergent selon lequel il s'agit d'un enjeu spécifique, non pas systémique.3 Il appert en outre que les sommes retirées d’autres banques régionales de taille moyenne, comme First Republic, sont déposées dans des banques de plus grande envergure, plutôt que de carrément sortir du système bancaire, comme ce serait le cas s’il s’agissait d’une ruée généralisée vers les banques.
2. Les autorités monétaires ont réagi rapidement et avec vigueur
Quatre fois sur quatre, les autorités monétaires et budgétaires ont réagi de manière décisive depuis que les problèmes ont commencé à faire surface l'automne dernier.
- Comme je l’ai déjà mentionné dans mes blogues, la Banque d’Angleterre et le gouvernement britannique sont intervenus rapidement pour gérer les problèmes de retraite au Royaume-Uni, qui ont surgi lorsque les taux des gilts ont bondi de façon spectaculaire l’automne dernier.
- Ensuite, le gouvernement américain est intervenu le 12 mars pour résoudre les problèmes auxquels sont confrontées la Silicon Valley et plusieurs autres banques.
- Plus tard cette semaine-là, les États-Unis ont participé à la création d’un mécanisme de soutien en liquidités d’un consortium de grandes banques américaines qui ont placé des dépôts non assurés auprès de la First Republic Bank.
- Enfin, le 19 mars, la Banque nationale suisse a procuré une facilité de garantie à Credit Suisse et participé à une opération en vue de son rachat par UBS. En outre, on a appris que les grandes banques centrales ont augmenté la fréquence des opérations de swap d’hebdomadaire à quotidienne afin de fournir les liquidités nécessaires.
L’intervention rapide des autorités monétaires, qui a mené à des emprunts au guichet d’escompte, risque d’engendrer une certaine agitation sur les marchés si elle se poursuit; cependant, ces emprunts pourraient aussi inspirer confiance, car ils montrent que de puissants filets de sécurité ont été mis en place.
3. Les autorités monétaires procurent une aide ciblée aux institutions qui en ont besoin et utilisent les taux directeurs pour contenir l’inflation
Comme on pouvait s’y attendre, et compte tenu de la réaction de la Banque d’Angleterre aux pressions de l’industrie britannique des caisses de retraite, les facilités de liquidité, comme le guichet d’escompte de la Fed et son nouveau programme de financement à terme bancaire, ciblent les banques régionales confrontées à des vagues de retraits. Les banques en faillite qui essuient des pertes insoutenables, comme la Silicon Valley Bank ou la Signature Bank, ou celles dont le modèle d’affaires est mis à rude épreuve, comme Credit Suisse, font l’objet d’une restructuration ou d’une prise de contrôle.
Prenons le cas du choc des caisses de retraite au Royaume-Uni. La Banque d’Angleterre a continué de relever les taux pour contrôler l’inflation et rétablir la stabilité des prix en plus de procurer un soutien à la liquidité et d’acheter temporairement des obligations, pour venir en aide aux caisses de retraite. En plus de continuer à augmenter les taux, elle a signalé des hausses plus lentes et peut-être une fin hâtive aux hausses de taux. La BCE semble aller dans la même direction et nous nous attendons à une réaction similaire de la part de la Fed plus tard cette semaine (voir ci-dessous pour en savoir plus).
D’autres chocs financiers pourraient bien se produire, mais cela ne signifie pas que nous sommes en présence d’une crise systémique. La politique monétaire agit sur les conditions financières des marchés, via les banques, mais aussi indirectement sur les marchés privés, dont beaucoup sont liés aux marchés publics via leurs paramètres de financement et de valorisation.
La volatilité des marchés financiers fait donc partie intégrante du resserrement de la politique monétaire nécessaire pour ralentir la croissance et l’inflation lorsqu’elles sont trop élevées et que le taux de chômage est trop bas. De même, la stabilisation de la situation financière via l’assouplissement des conditions de crédit et la baisse des taux est le moyen que les banques centrales utilisent pour relancer la croissance, l’emploi et l’inflation en période de ralentissement.
Nous sommes tous très attentifs au risque de crise financière systémique parce que cela nous rappelle la crise financière mondiale de 2008 et la crise financière de la zone euro de 2010 à 2012. Pourtant, il y a eu de nombreuses crises financières régionales ou spécifiques depuis le resserrement de la Fed, sans pour autant atteindre le stade systémique. Les banques de l’Union européenne ont graduellement assaini leurs bilans au cours de la dernière décennie, en augmentant leurs réserves de fonds propres et de liquidités, ce qui devrait les aider à traverser la tempête.
4. Les taux obligataires ont chuté considérablement la semaine dernière
Comme je l’ai mentionné la semaine dernière, les bouleversements dans le secteur bancaire ont fait chuter considérablement les taux obligataires. Le taux des bons du Trésor américain à 2 ans a terminé la semaine bien en dessous de 4 % (après avoir atteint plus de 5 % plus tôt en mars), soit à 3,81 %, et celui des émissions à 10 ans a terminé à 3,39 %.4 Il n’y a pas que les États-Unis; le taux des Bunds allemands à 10 ans est tombé à 2,09 %, par rapport à environ 2,7 % au début du mois.5 Cette baisse continue des taux obligataires contribue à réduire la pression sur les banques et autres institutions financières confrontées à ces enjeux. Cela étant dit, les probabilités de chocs financiers susceptibles de provoquer une récession augmentent. Nous ne pouvons pas ignorer le risque d’un repli marqué des titres de créance. Les risques de récession se sont clairement accrus, mais si une récession survenait, elle serait probablement plus modérée compte tenu des conditions favorables du marché du travail.
Anticiper la décision de la Fed de cette semaine
La Fed va se réunir cette semaine et cette réunion sera très importante car c’est là que les autorités vont décider de la politique monétaire à adopter pour régler les graves problèmes bancaires provoqués par les fortes hausses de taux. On pourrait assister à une hausse de taux de 50 points de base ou au maintien des taux, mais la plupart des observateurs anticipent une hausse de taux de 25 points de base (certains prévoient même une baisse de 25 points de base).
Je m’attends à ce que la Fed procède à une hausse de 25 points de base. La BCE a décidé d’aller de l’avant avec une hausse de 50 points de base, si bien qu’une hausse d’au moins 25 points de base confirmerait qu’il ne s’agit pas d’une crise. Toutefois, je crois qu’il serait exagéré de procéder à une hausse de 50 points de base, d’autant plus que les conditions financières se sont déjà resserrées ces derniers jours.
L'un des facteurs que la Fed va prendre en considération est celui des anticipations d'inflation. Nous avons reçu de bonnes nouvelles la semaine dernière, à savoir les résultats préliminaires du sondage de l’Université du Michigan sur les attentes des consommateurs, qui révèlent que les anticipations d’inflation sur un an et cinq ans ont diminué.6 Par conséquent, la Fed sera probablement plus à l’aise de ne pas augmenter les taux de 50 points de base, ce qui était considéré comme probable jusqu’à ce que des problèmes bancaires apparaissent il y a quelques semaines. Cependant, l’inflation demeure élevée, les salaires ont augmenté et le marché du travail reste tendu. Une hausse plus modeste de 25 points de base aiderait la Fed à trouver un certain équilibre entre la vigueur du marché du travail et le stress financier.
Le Summary of Economic Projections (résumé des projections économiques), en l’occurrence le « dot plot », sera scruté encore plus attentivement que d’habitude et il semble probable que certains membres du Federal Open Market Committee baissent leurs attentes en matière de croissance, d’emploi, d’inflation et de trajectoire des taux de la Fed, ce qui devrait rapprocher la trajectoire attendue de la politique monétaire du changement de cap anticipé par le marché, sans toutefois y correspondre entièrement.
Qu’est-ce que cela signifie pour les investisseurs?
À la lumière de tout ce qui précède, nous croyons qu’il est toujours de mise de maintenir un positionnement défensif à court terme, tout en se gardant la possibilité d’accroître la pondération des actifs à plus long terme, plus risqués et moins liquides une fois qu’on saura que les tensions financières sont maîtrisées.
Nous notons également que l’incertitude a tendance à augmenter autour des chocs financiers et c’est une autre bonne raison d’adopter un positionnement défensif et de se garder des « munitions » pour pouvoir saisir les occasions de placement lorsque les perspectives se précisent. Au cours de ces périodes, il faut prendre en considération divers scénarios.
Le risque d’une récession plus précoce et potentiellement plus profonde s’est accru des deux côtés de l’Atlantique. Il y a aussi un risque que les problèmes du secteur bancaire se propagent, même si cela nous semble peu probable. Nous allons continuer de surveiller les données macroéconomiques à haute fréquence, mais accorderons une attention particulière aux indicateurs de stress financier ou de stabilisation, y compris les conditions financières générales, l’utilisation des facilités de crédit de la banque centrale, la pression sur les marchés de financement à court terme et les actions des banques et des sociétés de services financiers, en particulier celles des institutions financières à effet de levier.
Sur une note positive, le risque d’une crise du plafond de la dette publique a probablement beaucoup diminué. Les problèmes bancaires actuels font ressortir la nécessité le gouvernement américain se dote de la marge de manœuvre financière nécessaire pour fournir du soutien afin d’éviter les crises.
Un autre risque est que la Fed ou la BCE, ou les deux, ralentissent le resserrement trop tôt et que la trajectoire de modération de l’inflation ne soit pas suffisante, ce qui forcerait la mise en œuvre d’un cycle de resserrement plus musclé ou plus long, ou les deux. Un cycle de resserrement prolongé pourrait accroître la pression sur le secteur bancaire, augmenter les risques de récession et retarder le début d'une reprise économique viable.
Rédigé en collaboration avec Arnab Das, Ashley Oerth et Andras Vig